Sous le charme
de Dionysos, ce n'est pas seulement l'alliance de l'homme avec
l'homme qui est scellée de nouveau, mais la nature, aliénée, hostile
ou asservie, célèbre elle aussi sa réconciliation avec son enfant
prodigue, l'homme... La terre offre ses dons spontanément et le bêtes
fauves des rocs et des déserts s'avancent pacifiquement. Le char de
Dionysos se couvre de guirlande et de fleurs. On y attelle la panthère
et le tigre.
Par le chant et la danse, l'homme manifeste son appartenance à une
communauté qui le dépasse : il a désappris de marcher et de parler
et, dansant, il est sur le point de s'envoler dans les airs... Ses
gestes disent son ensorcellement, quelque chose résonne en lui de
surnaturel, il se sent Dieu.
L'homme n'est plus artiste, il est devenu oeuvre d'art.
Que l'on métamorphose en tableau l'Hymne à la Joie", de
Beethoven, et en faisant appel à notre imagination, que l'on contemple
les millions d'êtres prosternés frémissant dans la poussière : à ce
moment l'ivresse dionysiaque sera proche. Alors l'esclave est libre,
alors se brisent toutes les barrières rigides et hostiles que la misère,
l'arbitraire, la "mode insolente" ont mises entre les hommes.
Maintenant, par cet évangile de l'harmonie universelle, chacun se sent
avec son prochain non seulement uni, réconcilié, fondu, mais encore
identique en soi, comme si le voile de Maya s'était déchiré et qu'il
n'en flottait plus que des lambeaux devant le mystère de l'Un
primordial...
Friedrich Nietzsche
La Naissance de la tragédie - 1872